Yusaku Maezawa, le plus excentrique des touristes spatiaux

Un choix qui laisse pantois plus d’un expert du secteur. “Ce qui m’a un petit peu surpris, c’est qu’il collabore avec SpaceX depuis des années. Donc il aurait pu y aller avec SpaceX. Mais il est parti chez Roscosmos, peut-être parce qu’il n’y avait pas de place disponible du côté de SpaceX”, avance Arthur Sauzay. Jean Arnould, expert éthique au Centre national d’études spatiales ajoute: “Il est peut-être resté discret sur cette mission parce qu’il en a une deuxième en même temps.”
En tous cas, explique Arthur Sauzay, “aujourd’hui, Maezawa est un acteur majeur, à lui tout seul. Il ne se positionne pas comme un simple passager. Il a un projet à développer. Cette première mission est un moyen de se préparer pour DearMoon.” Prix des deux vols prévus par le milliardaire? Secret pour SpaceX, même si Elon Musk a suggéré un coût total de l’opération autour de cinq milliards de dollars. Côté russe, on avance un prix du siège entre 50 et 60 millions de dollars.
Une fortune acquise dans le e-commerce
Yusaku Maezawa, 46 ans, a fait fortune dans le e-commerce. Ancien rockeur, il lance en 1998 la marque Start Today, spécialisée dans la vente de CD en ligne. En 2004, le site devient Zozotown, boutique de mode en ligne désormais cotée à la bourse de Tokyo.
Mais cette vie semble désormais loin derrière l’entrepreneur. Avec une fortune estimée à 1,9 milliard de dollars (1,7 milliard d’euros), le trentième homme le plus riche du Japon selon Forbes a vendu la plupart des parts de son entreprise en 2019 à Yahoo Japan, renonçant à son poste de PDG. Objectif: se concentrer sur l’espace.
Un Basquiat acheté 111 millions de dollars
En revanche, l’homme d’affaires n’oublie pas son goût pour l’art. A l’ISS, il a prévu de peindre, et même d’enchérir lors d’une vente d’œuvre d’art. Yusuke Maezawa est un collectionneur d’art reconnu, qui s’était fait remarquer pour avoir acheté en 2017 un tableau sans titre de Basquiat pour 111 millions de dollars, le record pour l’artiste. “Il s’est fait connaître mondialement en achetant de l’art américain, explique Nathalie Obadia, galeriste française spécialiste de l’art contemporain. Avant, c’était un milliardaire anonyme, comme il y en avait beaucoup dans le monde. Avec ses achats d’œuvres, il a énormément communiqué, par exemple sur Instagram, à un moment où le Japon était devenu moins influent dans le domaine de l’art contemporain.”
L’homme d’affaires entretient sa notoriété: en 2019, il bat le record du tweet le plus partagé au monde; en 2020, il annonce que sa mission sur la Lune donnera lieu à une émission de télé-réalité romantique, sur AbemaTV, entre lui et une prétendante sélectionnée pour embarquer à bord. Sous le feu des critiques, l’entrepreneur renonce au projet.
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“Le programme spatial russe ne va pas bien du tout”
Pour la spécialiste de la géopolitique de l’art contemporain Nathalie Obadia, l’aventure spatiale de Maezawa poursuit le même objectif que ses investissements dans la peinture: “C’est une manière de se distinguer et de communiquer. Il pousse le narcissisme à bout. Sa nouvelle conquête c’est l’espace.”
Et la conquête se fera aussi sur les réseaux sociaux. Lors de son vol dans l’espace, Yusuke Maezawa a prévu de poster régulièrement des vidéos sur sa chaîne YouTube aux 760.000 abonnés. Il sera accompagné par son assistant, Yozo Hirano. Alexandre Missourkine, cosmonaute russe chevronné, conduira le duo.
Derrière la légèreté de Maezawa, se cachent toutefois de lourds enjeux pour l’agence spatiale Roscosmos, et son intermédiaire, l’agence américaine Space Adventures. En 2020, Elon Musk et ses capsules Space X ont fait perdre à la Russie son monopole des vols habités par l’ISS -et avec lui les dizaines de millions de dollars pour chaque siège facturé à bord des Soyouz. Depuis, Moscou cherche à rester sous le feu des projecteurs, quitte à tourner un film à la Station spatiale internationale, comme ce fut le cas en octobre 2021. Si les vols de civils ne sont pas nouveaux -ils datent de 2001- mais reviennent au goût du jour et attisent les convoitises de nombre d’investisseurs. Arnaud Saint-Martin, chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique, spécialiste de l’industrie spatiale, explique: “Le programme spatial russe ne va pas bien du tout. Tout ce qui permet d’amener de l’argent, ils sont preneurs. L’autre enjeu est de montrer qu’ils sont toujours présents.”
Et Yusaku Maezawa, “milliardaire japonais un peu branché”, qui pourrait chercher, pour Arnaud Saint-Martin, à rejoindre Richard Branson, Jeff Bezos et Elon Musk dans le club des milliardaires fascinés par l’espace, serait un moyen de moderniser l’image du paquebot russe en déclin. “Entre la conquête de la Lune et les années 2000, il n’y avait plus d’humain dans l’espace. Là, on rend l’espace à nouveau cool”, explique David Mimoun, chercheur à l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace.
L’ISS, futur “hôtel de luxe”?
En toile de fond du voyage de Yusaku Maezawa, se pose aussi la question de l’avenir de l’ISS, pour Arnaud Saint-Martin: “Il y a des chances pour qu’à un moment, l’ISS soit confiée à des entreprises privées. L’enjeu est de savoir ce qu’elles vont en faire. Et certaines travaillent à en faire un hôtel de luxe pour touristes spatiaux.” Une dynamique qui contraste avec le rôle historique de l’industrie de l’espace, comme l’explique David Mimoun: “L’espace a longtemps été un domaine régalien, très lié au complexe militaro-industriel.”
A travers ce voyage insolite, tous les enjeux du tourisme spatial sont donc questionnés, comme l’explique Jean Arnould: “Ca ne laisse personne indifférent. On se dit que ces touristes nous ressemblent davantage que les astronautes professionnels. Ils sortent du moule. Mais l’argent dépensé et la pollution engendrée peuvent choquer. Sur cette question, l’espace est le miroir de ce que nous faisons sur Terre, et rien de plus.” Arthur Sauzay précise que Yusaka Maezama se défend: “Selon lui, ce n’est pas un vol de riche, c’est pour développer l’art etpromouvoir la paix. Reste à voir si ses arguments suffiront à convaincre.”